Etape 69 - Mauthausen - Le camp de tous mes cauchemars
Mardi 11 juillet 2017. Krematorium. Comment dire ce que je ressens ? Comment dire les choses qui me traversent quand je pénètre dans cette salle. Toute mon histoire est là. Toute mon enfance est là. Toutes les nuits de cauchemar de mon père sont là. Je ne sais vraiment pas quoi dire.

Je reste là dans cette salle. Abasourdi. Des souvenirs me traversent. Papa et la femme polonaise qu'il aimait. A-t-il lui-même mis son corps dans le crématoire ? Je ne sais pas. Il me semble que oui. Honnêtement, je ne sais plus. Je ne veux pas dire de bêtises. Tout est trop grave ici. C'est idiot. Mes mains ne peuvent faire autrement que de tenir les poignées de la civière qui glissait les corps dans le four. Comme pour essayer de ressentir à mon tour ce que papa devait ressentir. Impossible. Que ressentait-il ? Quel effroi s'emparait de lui ? La peur l'empêchait-il de seulement réfléchir à ce qu'il faisait. La mort brûlée était-elle devenue mécanique ? Mauthausen. 200.000, peut-être 300.000 morts. Sans doute plus. Des cadavres en pagaille qu'il fallait éliminer. Réduire en cendres. Et papa. Toujours papa. J'ai encore envie de pleurer.

De l'autre côté de la place : le camp des Russes et des femmes. La lutte pour la survie. La cruauté entre détenus, la lutte à mort. Papa et ses souvenirs. Les Russes qui coupaient des mains pour récupérer des bagues. La femme polonaise toujours. Des bribes de souvenirs et des milliers de questions. Comment as-tu fait pour survivre ? Qu'as-t-u fait pour survivre ? Je ne saurai jamais. Je remonte la place centrale.

Au milieu de la cour, j'imagine tous ces fantômes qui se tiennent encore dans le petit matin pour l'appel. Mon regard ne peut se détacher du vide et je ne peux m'empêcher de penser qu'ils sont toujours là, que l'enfer ne s'est jamais arrêté, qu'ils sont encore des milliers à souffrir, à avoir peur, à se demander si ce soir ils ne seront pas morts à leur tour.

Pas de détails sur Mauthausen. Les gens intéressés trouveront tout ce qu'ils recherchent sur les sites spécialisés. Je veux juste voir de mes propres yeux l'endroit où mon père a laissé une partie de son âme. Les miradors. Les grilles électrifiées. J'entends encore mon père me parler des chiens et des hurlements des SS. Des détenus qui se suicidaient en se jetant sur les grilles. Des corps sans vie et rétrécis par l'électricité qui demeuraient des jours entiers sur les grilles. Mauthausen. Papa. Encore des bribes de ses cauchemars. Je me sens tellement coupable de n'avoir pas su l'écouter, entendre sa douleur. Papa.


Je remonte encore l'appelplatz pour me diriger vers l'autre enfer du camp. Le travail à la carrière. Les 186 marches de l'escalier de la mort. Les blocs de pierre arrachés à la carrière, les brutalités des kapos et des gardes SS, les chutes que provoquaient les gardiens pour entraîner tous ceux qui dévalaient l'escalier dans une mort certaine. Et tous ceux qui étaient balancés du haut de la carrière, les Juifs assassinés du haut de la falaise, "le mur des parachutistes", comme l'appelaient les SS.

Et toi, papa ? Et toi ? Mon voyage en Autriche s'achève. Et tout me ramène vers toi. Je crois que jamais je ne reviendrai ici. Je ne veux plus. Je ne sais pas ce que je vais faire de cette carte que m'a laissée un responsable du memorial. Je ne sais pas.





|